nº 1 : Carte à lire

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Les contributions sont ici présentées par ordre alphabétique du nom d’auteur.

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—— Benito, “Le vieil homme et l’amour”


—— Laurie Boussat, “CRI (poème-photo 1)”


—— Camille Brantes, “Mutineries”


—— Fabien Bruno, “Trahison”


—— Firmin Caspiet, “Si on peut passer ses cinq doigts au travers, c’est une grille, sinon, une porte”


—— Firmin Caspiet, “3Amour Exit”


—— Thomas Coster


—— Maximilien Cézanne, “Lisier fabuleux”


—— Maximilien Cézanne, “Gaz propane liquide”


—— Clément Delhomme, “Faim”


—— Acelime Devans, “Neige”


—— Acelime Devans, “Maras de Salvador”


—— Sophie Elle, “Éventée”


—— Emmanuelle Gallienne, “L’amour existe”


—— Jean-Baptiste Lagadec, “Plastic Sea”


—— Camille Pourchet, “La clef du champ”


—— Siamak Shoara, “Lecture de Sebastián Tobón, conférencier à B.”


—— Max Wilkinson, “Calendar Girls”



Tous droits de reproduction de ces textes appartiennent à leurs auteurs respectifs. Merci de les contacter directement ou via Moltogone si vous souhaitez les reproduire ou en faire quelque chose de nouveau.

Auteurs

Benito, “Le vieil homme et l’amour”

J’ai vu un vieil homme qui ne s’est jamais remis de son pre­mier amour. Il a refusé tout baume aux bles­sures de ses mains qui trem­blent encore depuis son pre­mier et dernier bond. Sa fidé­lité res­pire encore… Contre toute logique. Contre tout bon sens. L’exis­tence lui récla­mait de tout rendre mais lui tient l’assaut des vagues depuis le début des âges, dans sa peine altière et magni­fique, en fidé­lité à l’aube. Jamais, de sa pure jeu­nesse jusqu’à sa soli­tude de vieil­lard, ses mains ne se sont arrêté de trem­bler. Vous com­prenez ? Elles ont tremblé toute sa vie. Du fond de leurs cre­vasses noueuses, elles n’ont pas sou­haité livrer le dernier bout. Il était l’Homme.

Laurie Boussat, “CRI (poème-photo 1)”

Camille Brantes, “Mutineries”

Descriptions pour l’exemple — Pour Jean-Michel Espitallier


« Pourvu que j’aie ma peau, le reste m’est égal. »

« Faites-moi fusiller mais je ne mon­terai pas […],
d’ailleurs ça revient au même. »


Tout ça pour dire par­tout, tout ça pour dire tou­jours :


1


Une épaule ouvre l’image sur un long défilé mili­taire. Un homme serre dans sa main les deux doigts, index et majeur, d’une jeune femme. Celle-ci le regarde bouche béante et tient la paume d’un deuxième soldat. Il la regarde en même temps qu’un cama­rade der­rière lui : c’est son jumeau mais avec une plus fine mous­tache, il lui manque des dents aussi – carac­té­ris­tique qui semble com­mune à l’ensemble de la troupe. Un doute émerge du visage des deux femmes mais c’est l’uni­for­mité des coiffes qui frappe davan­tage chez elles : masse de foin tenue, balai de for­tune. Une troi­sième bouche barbue s’agrandit vers la seconde femme – la brune, celle qui ramène son coude vers elle comme avant une mau­vaise chute, son œil gauche suit son regard tandis que le droit lorgne sur ses seins. Plus loin, un autre couple de jumeaux – déci­dé­ment – regarde la scène sans sou­rire. Cepen­dant, ils font corps avec le reste de la troupe, crosses en l’air, marchant au pas sur cette route tran­chée par un rail. Le ciel n’est pas noir. Ce sont des pla­tanes. Tout d’un coup, on remarque des guê­tres.


2


Des hommes sont sur un toit. Il semble immense et eux si petits. Une antenne de télé­vi­sion et quel­ques che­mi­nées struc­turent la vue de manière à créer un sen­ti­ment de radeau. Il manque des tuiles et les hommes vont par petits groupes. Il y a aussi des soli­taires, ceux-ci sont accroupis. D’un coup, une croix de cha­pelle s’ins­talle sur le bord gauche, on voit alors les pans troués de la toi­ture. Par grappes, les hommes – et ce ne sont que des hommes – s’assoient au bord du pré­ci­pice. En bas, quatre fenê­tres en dévers signent le haut de la bâtisse. Le ciel est gris, les arbres n’ont pas de feuilles, il doit faire froid. Sur le sommet de la char­pente mise à nu, un groupe regarde aux alen­tours. Il n’y a pas de spec­ta­teurs.


3


Un homme tire sur un canot. On a sorti une épée, un cha­peau est tenu haut. Par-delà les cor­dages, on devine un pin. Depuis le gail­lard d’arrière, un homme vêtu de bleu regarde la cha­loupe s’éloi­gner. Derrière lui, une tête déca­pitée flotte sur un pic. On lance dans l’embar­ca­tion un vieux drap blanc et quel­ques mous­quets. De sa main gauche, un homme à l’agonie tente de s’en saisir. L’eau est ridée, hideuse, ce n’est qu’une huile bleue. La panique règne sur le rafiot. Un homme au cha­peau ridi­cule désigne un autre en pyjama blanc. Le teint bla­fard, il tend sa main vers le navire comme pour dire au revoir ou je suis désolé. Tenant la barre, un homme au veston olive est allongé. On dirait Goethe devant les ruines de Rome mais il n’y a que l’océan et on entend les cris.


4


Le sol est désert. Pas une trace de végé­ta­tion. Le sable a soif. Des hommes en rouge et en casque blanc, ce ne doit pas être une bonne idée avec cette cha­leur, ont aligné des canons, on en dénombre cinq. Leurs roues res­sem­blent à de grands gou­vernails mais ce sont bien des roues malgré tout. À la pointe de chaque canon, c’est-à-dire là d’où sort le boulet, un homme est attaché. Ils font dos à la gueule de l’artil­lerie et leur tenue blanche, et non pas leur barbe blanche, rap­pelle Jésus sur la croix. Alors qu’ils se convulsent – ceux du boulet – les hommes en rouge, qui n’enlè­vent pas leur casque blanc, demeurent immo­biles, eux. Le ciel est bleu et rose, au loin, une brume mati­nale se lève sur un cam­pa­nile blanchi à la chaux. Une rangée d’arbustes, ce sont bien des arbres mais nous sommes très loin, abrite quel­ques spec­ta­teurs. Des hommes rouges, eux aussi. Boom.


5


Treize hommes sont autour de l’objectif. Deux seu­le­ment ne le regar­dent pas. Le pre­mier est ventru, il porte un cha­peau melon, une redin­gote, c’est ce qu’on dit au théâtre, et une bar­bi­chette. Le second est au centre. Bras croisés, de trois quarts, petit matelot, pull presque breton, cas­quette blanche. Son visage parle moins que ses jambes – elles sem­blent dispro­por­tion­nées : ses bottes noires, forçant le trait, remon­tent au-dessus des genoux. Ses pieds for­ment une équerre, le gauche empiète sur une barre de fer. Il semble aimé. Pas d’indi­ca­tion météo­ro­lo­gique.


6


C’est une affiche à cinq médail­lons, en fait cinq mate­lots à pom­pons. Le pre­mier dit : je suis fier et j’vous l’dis. Le second : pour­quoi moi ? Le troi­sième à gauche semble ne pas com­prendre alors qu’en fait oui. Le qua­trième, logique­ment en bas à droite, nous lance : bande de salauds. Au centre, le dernier regarde vers l’est ; sur son cha­peau, on peut lire ÉQUIPAGES.


7


Photo de studio, studio photo. Il y a deux dra­peaux des États-Unis : un grand avec pas­se­men­te­ries et un petit écusson ther­mo­collé sur l’épaule. Le globe ter­restre tenu entre les jambes du per­son­nage cen­tral capte la lumière car bleu, oblique, figu­rant le conti­nent amé­ri­cain. Une main caresse l’océan Paci­fique et l’Atlan­tique paraît minus­cule en com­pa­raison. Il y a main­te­nant trois per­son­nages. Leur sou­rire illustre une santé exem­plaire, leur col roulé marron sert de data­tion. L’air est à la fête même si la pré­sence d’une maquette de satel­lite souffle sur la scène un mau­vais pré­sage. Les deux hommes enca­drant le globe posent leur pied sur des fau­teuils Jefferson d’époque. Ils n’ont pas ôté leurs chaus­sures et ne se parlent pas.


8


Il y a six pendus. On en a ins­tallé deux par potence. Vu la file qui s’ins­talle, l’exé­cu­tion ne fait que com­mencer. Il fait chaud malgré l’air mari­time. Deux per­son­nages, cha­peau entre les mains, cir­cu­lent sur une col­line, cer­tains pour­raient dire mon­ti­cule, butte ou même élé­va­tion, mais disons col­line ou à la rigueur col­li­nette pour ajouter de la dou­ceur. La pre­mière potence a peu de succès : il n’y a que trois spec­ta­teurs. La deuxième, grâce à son échelle, attire le regard. La dernière, donc troi­sième, a les faveurs de la foule. Il faut dire que ce n’est pas tous les jours que l’on assiste à l’ampu­ta­tion des mains. Sous les ordres d’un person­nage esti­mable, le bour­reau s’active au burin : vingt doigts déjà jon­chent le sol au pied du billot. Au large, un trois- mâts lutte contre les vagues.


9


Un homme monte sur un cor­dage. Un deuxième lève un gourdin. Un troi­sième tient un qua­trième qui lève sa main gauche et crie à l’aide. Un cinquième lève un gourdin et avec lui un sixième. Un septième porte une toge et regarde la scène à l’écart. Un hui­tième, lui, semble vou­loir par­ti­ciper. Un neu­vième fuit sans détourner le regard. Un dixième se tient dans l’ombre en retrait. Un onzième se dirige avec un gourdin vers celui qui fuit. Un dou­zième essaye de le rai­sonner. Il y a quatre gour­dins, deux assis­tants, deux spec­ta­teurs, un grim­peur, un fuyard, un mora­liste et un mort à venir. Disons deux en fait.


10


La neige dans les arbres, sur le muret, au sol. Au sol aussi, dans la neige encore, un homme est à genoux, ses yeux sont bandés. Le linge est blanc. Se tient à trois mètres de l’homme une rangée de sol­dats. Ils poin­tent leur fusil sur lui et vont bientôt tirer à l’unisson. Sur un petit pro­mon­toire, deux hommes coor­don­nent l’ensemble. Le pre­mier lève son sabre et le second son pis­tolet. On ne sait qui décide ni qui tire mais l’homme sait qu’il va mourir. Il ne voit rien, il entend sim­ple­ment une branche se briser sous le poids de la neige.

Fabien Bruno, “Trahison”

Là tout n’est qu’ordre et silence.

Les goé­lands n’y peu­vent rien,

Dont les rires jaunes et rances

Épargnent cet homme peu serein.


Car l’océan a ce pou­voir

D’éteindre en lui la voix plain­tive

De ses regrets à la dérive,

À l’ori­gine de ses cau­che­mars.


Voix qui hoquette de stu­peur

Puis s’éva­nouit en san­glots longs.

Tel est le refrain de ses peurs

Depuis sa nuit aux Buttes-Chau­mont,


Durant laquelle il a séduit,

Dit-il, à son corps défen­dant,

D’une pagode d’où l’on voit Paris,

Une Italienne aux yeux bril­lants.


Notre homme s’est laissé griser

à jouer sur deux tableaux,

Mais a fini par s’enliser

Dans le bruit long des san­glots.


Pour ne plus les sup­porter,

Et enfin les faire taire,

Il raconte la vérité

Sur ses quel­ques adul­tères.


Sa copine l’a quitté,

      L’Italienne aussi.

Et sa morne liberté

      Fait silence en lui.

Firmin Caspiet,
“Si on peut passer ses cinq doigts au travers,
c’est une grille, sinon, une porte”

Partie 015322 : instructions de jeu


1 : vrom­bis­sant, soyant, sec­tion­nant, sor­dide, point.


Autre hypo­thèse : Le joueur por­tait un casque de façon à ce que celui-ci recou­vrât la sur­face du crâne dans son ensemble, de façon à ce que celui-ci fût pour l’inté­rieur du crâne un casque lui-même – l’inté­rieur du crâne étant tu car échap­pant au regard. Ainsi l’enve­loppe bio­lo­gique sem­blait par­fai­te­ment cal­quée sur l’enve­loppe arte­fac­tuelle, pous­sant le spec­ta­teur non averti à s’émer­veiller d’un tel miracle de la nature, pous­sant ses congé­nères du coude pour mieux admirer la scène.

Le joueur por­tait en ban­dou­lière un ? de forme allongée aux mul­ti­ples détails de type cylin­driques ou plu­ri­cy­lin­driques et acces­soi­re­ment des orne­ments de type cro­ches. ?-conte­nant pour des élé­ments sphé­riques de plus petite taille et de quan­tité élevée. Le terme ? s’applique à des jouets de morpho­logie variée, allant du jouet d’épaule au jouet de poing, avec bien sou­vent des crosses pliantes pour s’adapter à tous les usages. Maté­riel qui permet notam­ment la mobi­lité, la rapi­dité et l’adapta­bi­lité des mou­ve­ments. Le joueur est tenu à l’uti­li­sa­tion exclu­sive de sphères en caoutchouc sou­ples sans aspé­rité aucune et de dia­mètre suf­fi­sant pour empê­cher tout risque de péné­tra­tion dans le globe ocu­laire, pro­pul­sées à très grande vitesse.


Chapitre pre­mier


Qu’est-ce qu’une Forme ? Une Chose découpée dans le Réel. Là, un pied. Là, une main. Un œil. Ici tout le corps.


Zone sen­sible consi­dérée : les limites du Réel : la peau.


Qu’est-ce que l’Homme ? Soit une Forme (Chose découpée dans le Réel) répon­dant à la loi défi­nis­sant l’objet-Homme, soit la loi d’Homme. S’applique en pre­mière ins­tance aux corps en mou­ve­ment. Loi qui énonce la fric­tion de ces corps dans le fluide aérien. Partant, loi énonçant la résis­tance d’un corps à l’espace qui lui est attribué.

La loi définit des cas sous-jacents de col­li­sion d’un corps contre un autre corps. Nous inté­resse en prio­rité la col­li­sion d’un corps-Homme avec un corps autre, de type non-Homme, de type balle en caoutchouc.

Soit la défi­ni­tion d’un carré de 4 mètres de côté, au moyen d’un unique trait de craie sur le sol. Défi­ni­tion du cadre légal. La loi défi­nis­sant la col­li­sion d’un corps autre, de type balle en caoutchouc, et d’un objet-Homme ne peut s’appliquer que dans le cadre ainsi défini. Si la balle de caoutchouc rebondit sur la chair-Homme et res­sort du cadre ainsi fixé, le joueur perd son tour.


Consi­dé­rant un groupe d’ecto­dermes ras­sem­blés en proie à une grande agi­ta­tion ver­bale. La dis­cus­sion les porte à réa­liser de légers dépla­ce­ments cir­cu­laires. Le joueur les fixe à tra­vers son viseur de qua­lité. Quand la dis­cus­sion pousse l’un des ecto­dermes à fran­chir le seuil du cadre légal, il tire.


Soit l’écri­ture d’un mou­ve­ment par fragments rigides de 9,3 grammes chacun s’enfonçant dans 5 cen­ti­mè­tres carrés de peau à une pro­fon­deur de 2. Soit deux unités fon­da­men­tales : 0 et 1. Le poème s’écrit donc comme suit :


(0, 1, 0, 0, 1, 0, 1, 1, 1, 1, 0, 1, 0, 0, 1, 1, 0, 1, 0, 0, 1, 0, 1, 0, 1, 1, 0, 0, 1, 0, 1, 1, 1, 0,…)


Chapitre deuxième


Quel­ques ins­tants plus tard, ci-gisent cer­tains des ecto­dermes ancien­ne­ment en mou­ve­ment. Le reste continue la dis­cus­sion ; elle est moins agitée qu’au début.

Le joueur est satis­fait qu’aucune balle n’ait rebondi.


Un des ecto­dermes dit : « À y bien penser, il semble que l’exis­tence se divise en deux parts égales. D’un côté, le Réel, de l’autre, le Tout. »

Les autres acquies­cent par secoue­ments de têtes vigou­reux. Le joueur se gratte la tête.

Il continue : « À y bien penser, il semble que le Tout soit égal à la somme des Parties du Réel. Il faut donc poser : le Tout égale le Réel. Consi­dé­rant que Tout et Réel sont deux termes dis­tincts, consi­dé­rant donc que le Réel est réfrac­taire à toute réduc­tion en tant que Tout, il faut donc poser : le Tout est dif­férent du Réel, ce que le prin­cipe de non-contra­dic­tion interdit. Il faut donc que le Réel soit ramené au Tout selon deux sous-ensem­bles de pos­si­bi­lités : par voie diplo­ma­tique ou par la force. »

Nouveaux acquies­ce­ments.

« Nous devons donc immé­dia­te­ment et par déci­sion col­lé­giale acter que si le Réel ne se soumet pas à la Loi dictée par les néces­sités de la Raison, il sera ad consequen­tiam déclaré hors-la-Loi et par voie de conséquence s’expo­sera aux sanc­tions en vigueur. »

« Consi­dé­rant que le Réel n’a jusqu’à main­te­nant émis aucun signe en faveur d’un rap­pro­che­ment avec le Tout, il découle que cela enté­rine une volonté mani­feste de vel­léités hos­tiles à son égard. »

Un vote s’ensuit durant lequel les ecto­dermes s’adon­nent à des cal­culs algé­briques poussés et à des poses obscènes.

« Est adoptée la cir­cu­laire DIE NACHT:meure-la-Nuit à une large majo­rité. S’ensuit que le Réel est ainsi mis en échec et hors d’état de nuire. »


Addendum : L’Œil, organe de la vue contenu dans l’orbite, est cons­titué de la rétine, de la cornée, de la pupille étant rétive au sel. La Bouche, quant à elle, est faite de muqueuse, salive de pH 7,1 à 7,4, dents. Étant entendu que l’Œil voit, que la Bouche dit, il n’y a pas lieu de pos­tuler un quel­conque lien de ces organes entre eux.

Les ecto­dermes enton­nent main­te­nant un chant tra­di­tionnel, sorte d’hosanna à la vic­toire devenue iné­luc­table du Tout sur le Réel :


« Tout ne sera bientôt plus que lumière. Les ombres mortes. Meure la Nuit, Meure. Tout sera

1 : Blanc sauf

0 : Noir de l’Œil et

0 : Noir de la Bouche. La

Bouche est faite de muqueuse, salive de pH 7,1 à 7,4, dents.

sale bouche, tais-toi, mais enfin tais-toi.

Il fau­drait pou­voir lécher le blanc de l’Œil jusqu’au Noir,
se délecter du Noir de l’Œil comme du jaune de l’œuf

fra­gile ins­tant que le reflet d’un lac immo­bile à la sur­face de
l’Œil     mobile le pay­sage est froid de plus d’images sous les cils
seul vacil­lant      .soleil sec vieux

soleil sec. »


Depuis quelque temps, le joueur est morose. Il a beau avoir à son actif un CV tout à fait res­pec­table, 15 ecto­dermes sur 22, dont un en pleine face, c’quand même pas mal – c’est ce que le joueur se dit pour se ras­surer. Sûr que quelqu’Chose le tra­casse, à moins qu’sa déon­to­logie ne l’titille. Je ne suis pas fou, je sais qu’il y a du Réel sous vos ongles, un peu de Réel coincé entre vos dents, se dit-il gra­ve­ment. Sûr qu’ce s’rait plus effi­cace avec des pro­jec­tiles de plas­tique, de cire ou de bois, plutôt qu’du caoutchouc, sûr – c’est ce que se dit le joueur.


Taktaktaktakta­ka­ta­ka­taktak pense le joueur, ou peut-être est-ce le jouet du joueur qui pense Taktaktaktakta­ka­ta­ka­taktak.


Trous de blancs par­tout. La lumière s’engouffre. C’est beau. Les ecto­dermes encore debout admirent la scène. Il y a des taches de blanc par­tout. Des lignes, des points qui se confon­dent.

À un moment, une voix : « Aaaaaah. » C’est juste assez pour qu’un ecto­derme s’y glisse avant qu’elle ne se referme. Un espace noir en forme de creux.


Taktaktaktakta­ka­ta­ka­taktak

A+ et A–, pola­rités du son.


On reprend la partie. On dit que l’Œil est pour voir, la Bouche pour dire.

Quelque part se cachent. Deux ordres de matières.


(1,0,0,1,0,0,0,1,0,1,1,0,1,1,1,0,0,1,1,…)


L’Œil est pour voir la Bouche dire.


Lorsque les ecto­dermes sont dans une situa­tion telle que leur dis­pa­ri­tion est jugée iné­vi­table, on dit qu’ils sont morts. Au contraire, des ecto­dermes qui sont impos­si­bles à dis­perser sont dits vivants. La règle sti­pule que les dis­putes sur le statut vivant ou mort des groupes d’ecto­dermes peu­vent être réso­lues en conti­nuant à jouer jusqu’à ce que la marge d’erreur se rap­proche de 0.


Le joueur trans­pire à grosses gouttes. Je-tu. Je-tue. Jeu-tue. Je-te-tue. Quel beau poème. Il fau­drait pou­voir filmer la scène. Le monde doit savoir la beauté qu’il recèle qu’il est res­pon­sable d’une telle beauté que la beauté du Réel c’est la beauté du poème quand il taktaktaktakta­ka­ta­ka­taktak comme ça le joueur pour­rait voir ensuite qu’il est plei­ne­ment partie pre­nante d’une telle beauté ou du moins qu’il fut car le moment où il ver­rait se situera dans un futur non encore advenu car pour l’ins­tant il est là et il est plei­ne­ment cons­cient de la res­pon­sa­bi­lité qui lui incombe bien que sa visi­bi­lité soit en partie réduite par les écla­bous­sures d’ecto­dermes sur sa visière de qua­lité et les reflets des rayons du soleil de seize heures quand ils vien­nent per­cuter dou­ce­ment la sur­face du lac immo­bile le joueur ne sait pas s’il peut porter en lui toute cette beauté c’est vrai­ment lourd cette res­pon­sa­bi­lité qui pèse sur ses épaules mais on ne faillit pas à l’appel de l’Histoire c’est une res­pon­sa­bi­lité qui vous convoque vous com­mande il faut encore en dégommer quel­ques-uns et là ce sera vrai­ment beau un tableau mer­veil­leux.


Un des ecto­dermes – disons celui cité plus haut – s’exprime ainsi, malgré la sphère en caoutchouc coincée dans sa caro­tide : « Dans le cas d’une situa­tion pré-insur­rec­tion­nelle, les pré­cau­tions à prendre sont les sui­vantes :

- ruban adhésif

- res­pect des consi­gnes de sécu­rité sauf cas de litige qu’il convien­drait de définir très stric­te­ment… »

Un deuxième ecto­derme s’avance pour pro­poser un conci­lia­bule afin de sta­tuer sur les cas de litige qu’il convien­drait de définir très stric­te­ment mais il est arrêté dans son élan par une deuxième sphère qui vient se loger dans son plexus et per­fore main­te­nant son poumon gauche en un long chuin­te­ment déplai­sant.

« … - jouets de dimen­sions et cali­bres mul­ti­ples, de type PLMP, CM5/CM6, MP7, GLI-F4, DBD/DMP, OF F1

- selon la dis­po­si­tion des corps dans l’espace qui leur est attribué, l’issue varie selon une oscil­la­tion régu­lière de… »

Taktaktaktakta­ka­ta­ka­taktak.

Encore 1,0 pour le joueur qui se demande s’il a bien res­pecté les 7 mètres de dis­tance mini­male de tir.

« … à trente déci­bels par seconde. »


Le joueur ras­semble son tableau de chasse (les ecto­dermes font une ronde) et décide alors que c’est le moment d’en dire un peu plus du fond de sa pensée : « Je ne peux m’empê­cher de croire, malgré tous les signes évi­dents ten­dant à prouver le contraire, que ce que l’on appelle… à savoir la Mort, la Vie, ou l’Art… à savoir le désir inces­sant d’appa­raître et de dis­pa­raître sans que… Cela dit, l’issue la plus cer­taine est pro­ba­ble­ment… La cons­cience mani­feste d’un reflet à la sur­face d’un lac immo­bile… Sachant bien pour­tant que…

Taktaktaktakta­ka­ta­ka­taktak.

À l’autre que jamais n’arrête la longue agonie du temps, il doit pou­voir être dit… etc. »


Chapitre dernier


La Nuit est revenue, rien ne luit. Les ecto­dermes soli­taires sont comme des insectes cherchant leur soleil arti­fi­ciel, aveu­gles et affamés. Un gré­sil­le­ment, loin­tain. Les spec­ta­teurs sont ravis.

Firmin Caspiet, “3Amour Exit”

Thomas Coster

Il faut l’hiver un sol battu qu’il y neige

Fièvre t’aurais-je eue sans ciller

La croix en terre monte aux nues

Des allongés


Voyez Seigneur, le converti inoc­cupé

Son chant est de l’air que Vous faites, et ce que fait sa main

Cela est pour Vous comme déjà sa main

Ô mince fruit de la glèbe reçue est un très vieux swing un kyrie déçu


Ainsi je ne peux rien Seigneur, à celle qui va mourir

Que le blanc meil­leur des feuilles noir­cies

Le récit de son récit

Ou la curée

S’il faut pour Dieu mes deux yeux bleus au monde

Pour­quoi ne font que refléter

Le sou­venir blond des fumées

Pour Vina comme déjà le Monde

Maximilien Cézanne, “Lisier fabuleux”

Maximilien Cézanne, “Gaz propane liquide”

Clément Delhomme, “Faim”

Je mangerai ton film

ton ordinateur

les fils de ton ordinateur

le transformateur du quartier

la centrale nucléaire qui fournit de l’énergie

et je boufferai le béton, l’uranium

oui tout l’uranium

dans les mines je boufferai l’uranium

et les Africains qui extraient l’uranium

et je mangerai

l’Afrique

l’Europe

l’Asie

toute la terre

les montagnes

les déserts

je boirai les océans et les mers

je dévorerai chacun des êtres vivants et morts

des cadavres, des enfants, des chiens, des méduses immortelles


je flotterai dans l’espace

tellement gros et rond


seul


un homme planète


et puis je vais tout chier dans le cosmos

il y aura une grande explosion

et tout recommencera.

Acelime Devans, “Neige”

Petit tour­billon coton­neux qui danse dans la brume.

Les musiques d’ascen­seur cal­ment les esprits et dé-chauf­fent les cœurs.

Alors qu’entre deux gré­sil­le­ments la radio inter­ga­lac­tique aboie des ordres sous une couche de miel. Et de vernis pour les ongles.

Un homme qui marche sur l’eau loin dans le brouil­lard, il tient un enfant du bout des doigts. Dans tout ce blanc. Tout y est si blanc. Pendant qu’il remue le noir atra­bi­laire de son spleen mil­lé­naire.

Faudrait arrêter de bouffer du pré­mâché, on va s’user les molaires.

Acelime Devans, “Maras de Salvador”

— Bon ben on va s’asseoir là.

— Oui. Excusez-moi, allez-y, du moment que vous vous sentez bien.

— Bon, alors, qui com­mence ?

— Pour­quoi croyez-vous avoir besoin d’un trai­te­ment ?

— J’ai pas besoin d’un trai­te­ment, qu’est-ce que j’viens d’dire, il s’agit de mon ami !

— Pardonnez-moi.

— Est-ce que j’ai pas dit ça ? On m’a tou­jours dit qu’vous savez écouter les gens et vous vous rap­pelez même plus de c’que j’viens d’dire ! Faut que j’vous dise, j’suis de moins en moins convaincu d’vos com­pé­tences, Doc !

— Bon, je crois qu’on pour­rait recom­mencer. Parlez-moi de votre ami.

[…]

— Il est pos­sible que ça vous surprenne, mais je crois que cet ami, c’est vous.

— Vous avez un don, Docteur, vous avez un don ! Ça m’a fait du bien de vider mon sac. Merci. Vous êtes bon, Doc ! Mais si j’vous raconte tout et qu’vous faites de moi une fiotte… J’vous bute.


Mafia Blues


* * *


Il fait nuit noire. Enfin presque, phares jaunes d’une vieille Renault 205 rouge éclairent l’entrée du garage avec cir­cons­pec­tion. Deux yeux de gros lynx sans pupille. Ça pue la pisse, un sapin à gauche de la baraque en brique. Depuis ici, on ne le voit pas, le sapin. Mais il est là. Au fond du garage, au fond à gauche, un grand et gros type est ficelé à une chaise. Il a la tête baissée. Des che­veux bou­clés et sales lui tom­bent sur le front. Il se dit que putain, malgré cet endroit pourri et sa posi­tion de merde, Mobb Deep arrive à lui tourner en boucle dans la tête. Il aura été Black dans une autre vie. Basket-ball et block par­ties, gros muscles avec un tank top blanc comme ta coke.

— C’est quoi ton nom putain ?

— My name is Biggy Dog.

La gifle part. Mobb Deep rappe plus fort dans le crâne qui sonne creux.

— Te fous pas d’ma gueule connard, C’EST QUOI TON NOM PUTAIN ?!

— Biggy Dog, j’te dis…

Elle est plutôt mignonne, elle. Maigre comme un haricot vert, pom­mettes sail­lantes et menton haut, on voit les petits tétons qui poin­tent sous son tee-shirt rose sale. Elle a des bleus au creux des coudes, lon­gues jambes. Juchée sur des chaus­sures moches à talons hauts. Si seu­le­ment la corde lui entail­lait pas les poi­gnets, il l’enver­rait valser d’un revers de main. Elle tremble.

— Redis-le et j’te défonce !

— Biggy Dog.

Elle prend la barre de fer sur la table bran­lante, le per­cute avec force. Il perd une dent. Ça saigne abon­dam­ment. La connasse.

— Tu t’prends pour qui avec ta face de déterré ? T’as cru que tu pou­vais jouer avec moi ?

— …

— On joue pas avec la Nuit. Ton nom putain !

— …

— TON NOM PUTAIN !

— Xavier.

— Xavier quoi ?

— Dela­verge.

Elle pousse un juron. C’est bien lui. Et elle lui a pété une dent. Merde. Qu’est-ce qu’elle va bien pou­voir en faire main­te­nant ?


* * *


There’s a war goin’ on outside no man is safe from

You could run, but you can’t hide forever

From these streets that we done took

You walkin’ with your head down, scared to look

You shook, ’cause ain’t no such things as halfway crooks

They never around when the beef cooks in my part of town

It’s similar to Vietnam

Now we all grown up and old and beyond the cops’ control

They better have the riot gear ready

Tryin’ to bag me and get rocked steady

By the MAC one-double, I touch you


* * *


Il se sou­vient. Chien errant dans la ville cras­seuse. Banlieue de San Salvador, encore un hangar pourri. Les rails de coke sur les faux papiers. Toutes ces filles qui passent. L’odeur de peur et de sueur. Les camions qui par­tent à inter­valles régu­liers. Journées de cha­leur et nuits moites. Le temps est inversé. « Le jour c’est la nuit et la nuit c’est les ténè­bres. »

Devant le café de Rosa­maria, les vau­tours atten­dent les cada­vres. Ces vau­tours-là n’ont ni bec crochu ni griffes. Ils ne déploient pas leurs ailes. Ces vau­tours-là atten­dent en siro­tant une can de Coca-Cola, sif­flo­tant joyeu­se­ment. Ce sont des hommes comme les autres, ave­nants, cor­diaux. Ils s’enjail­lent de retrouver bientôt femmes et enfants, après une journée de labeur à mettre en boîte les corps cou­verts de tatouages à la peau tannée. Ils ven­dent par­fois à la famille endeuillée le cer­cueil et le ser­vice de cor­bil­lard. Parfois il n’y a per­sonne. Le corps vient tout seul, avec la voi­ture de la morgue de San Cris­tobal. Le bois des boîtes pour les aban­donnés est de moins bonne fac­ture, il reste des échardes qui piquent le bout des mains. Ils ont déjà la chance d’être arrivés jusque-là. Ces corps esseulés ne seront pas ense­velis oubliés, dans un cime­tière sau­vage au bord d’un ter­rain vague. Une balle dans le dos.


Johanna avait 16 ans quand il l’a ren­con­trée. Elle venait de livrer son frère à Marco Avilas. Et il avait été déca­pité, comme les autres. Johanna était folle, le cer­veau retourné par la poli­tique des gangs, elle ne pen­sait plus qu’au tra­vers d’un voile rouge sang, embrumée par la drogue et les ténè­bres sans som­meil. Quand il l’a vue pour la pre­mière fois, elle buvait une gaseosa orange fluo avec une paille rouge et blanche. C’était sur une place inondée de soleil. Geste d’enfant dans un monde de brutes.

Il lui a parlé, dou­ce­ment.

Sophie Elle, “Éventée”

Je dois m’ajouter à la fin de vos mots sans jamais m’imposer. C’est cela que j’ai appris et c’est cela que vous m’avez enseigné. Être là sans être réel­le­ment pré­sente ou assister à la fête sans être réel­le­ment invitée. Je tente d’être et de mettre le doigt sur qui je suis mais me perds à chaque fois que j’essaie de me pro­noncer car tous ces mots ne sont pas les miens. Ils sont à la fois pleins et vides. Comme un regard sur un verre de whisky. Comme un regard sur un corps aux mul­ti­ples fautes d’ortho­graphe.

Là-bas, je dois sonner pour être entendue. Élever ma voix parmi toutes les autres et ouvrir la bouche en sou­riant. C’est cela que j’ai vu et c’est cela que j’ai imité. Crier pour exister mais être à jamais une voix au sin­gu­lier. Et quand je ne sais pas, quand je ne suis plus sûre de rien, je n’ai qu’à ajouter un A stri­dent à la fin des mots. Pour témoi­gner de ma pré­sence en leur cra­chant mon sexe au visage. Comme ça AAAA. Comme une ono­ma­topée de ter­reur ou d’hor­reur. Comme un trop-plein d’ivresse ou de déses­poir au bord d’une voie ferrée.

Mais com­ment pour­rais-je me réin­venter ? Comment me réin­venter sau­rais-je ? Et com­ment Je sau­rait com­ment être Lui et Moi et Elle tout à la fois ?

Je n’entends tends plus vers rien. Je n’écoute coûte que coûte.

Je réin­vente Moi dans chaque lan­gage mais tou­jours avec la même langue qui patine pié­tine pou­tine de froid qui m’effraie me défait un peu plus com­ment suis-je arrivée ici en pas­sant par là et pas là et la-la l’endroit où nous allons où je suis allée où je vais où j’irai je ne sais pas sans doute par­tout et nulle part à la fois et me voici ici et là en même temps au milieu de l’indi­cible et si blême je suis et si belle je suis été en été avant ave oye je fan­tasme sur tout ce que je ne dési­rais pas quand je pou­vais l’avoir car tout prend de la valeur quand tout dis­pa­raît comme l’amour qui subsiste que lorsqu’il n’est pas par­tagé oui ici au milieu du rien il n’y a place que pour les fan­tasmes et les fan­tômes j’aurais donc dû et je vou­drais donc des frites avec du paprika là-bas ils l’appel­lent poi­vron sucré c’est plus mignon non oui je ne sais pas ce que mignon veut dire je ne sais rien et ne suis sûre de rien j’ai fabu­leu­se­ment vécu mais je demeure encore trop niaise avec pro­non­cia­tion du S comme un Z car il est entre deux voyelles mais au E pas comme un É car le E n’a pas d’accent oui je suis sans accent dans toutes les lan­gues et per­sonne ne devine d’où je viens car je suis sans doute de nulle part et je me défais des fron­tières comme des poin­tillés sur papier censés me ponc­tuer me pon­dérer me mesurer car les deux m’ont pas de fois effacée et émiettée je suis émiettée comme ces bis­cuits trop cuits au fond du moule que je décrasse avec une spa­tule en me rap­pe­lant com­ment j’enle­vais la glace épaisse de ces pare-brise un jour autre­fois hier ou aujourd’hui car ici au milieu d’un Moi nul­li­pare le temps n’existe plus on l’a ficelé et on le rôtit autour du feu comme ces porcs qui dégoûtent qu’on égoutte jusqu’à la dernière goutte dans un pays chaud à l’hiver encore trop long pour moi et émoi autour des mois lorsque l’on témoigne d’un présent court et d’un passé qui court tou­jours quoi qu’est-ce que vous dites qu’est-ce que tu dis je ne sais pas ce que présent veut dire che je ne chais pas ce que chela veut dire chut tais-toi ne pro­nonce pas les LL ou les Y en CH car on saura où tu as appris à parler cette langue avec ta même langue cou­lante le soir et pâteuse le matin cette langue qui te déguise en tout donc en rien à tout jamais car il fau­drait tel­le­ment être une chose et seu­le­ment une car être plu­sieurs est syno­nyme de vide je suis vidée de vous de nous d’eux et il ne reste que Moi que des mul­ti­ples Je qui s’affron­tent et se cou­pent la parole dans toutes les lan­gues avec la même langue qui se muscle peu à peu de tous ces accents appris et pas­ti­chés et sur mon front en times new roman 27 cómo carajo llegué acá pas de panique car d’ici j’aperçois le Paci­fique et je n’attends que d’être bercée par ses vagues pas si tric pas si vite ma p’tite te voici au bout du monde the end of the world el fin del mundo mais ici tout le monde parle japo­nais on a com­mer­cia­lisé la fin du monde et toi tu ne sais pas com­ment dire fin du monde en japo­nais tu devras te rendre apprendre et désap­prendre une fois de plus car per­sonne n’aime le gris et on te force a choisir entre le noir et le blanc mais toi tu es grise à jamais car tachée de tout et atta­chée à rien et te voilà masse pigmentée spectre olfactif et vomitif mais de ton émé­tisme surgit enfin ta catharsis ton Moi curatif et te voilà qui res­pire. Qui res­pire enfin.


* * *


Je suis vivante

sur­vi­vante vantée et éventée

et J’arrive

moi aussi

moi aussi

J’arrive

mes Je arri­vent

nulle part


* * *


Sauvée par la beauté et le silence du monde.

Je me réveille avec l’estomac noué comme ce poly­pro­py­lène qui vieillit mes mains et effrite l’amer­tume de mon corps salé.

J’ai tant de fois crié que j’en ai perdu ma voix et craché mes cordes vocales. Et même si je sais que j’ai tout à raconter, je sens à la fois que plus rien ne vaut la peine d’être dit.

Devant moi, une fine ligne hori­zon­tale sépa­rant le monde en deux par­ties égales, en deux hémisphères bleus et non figés, deux entités, deux infi­nités, deux infinis de rien d’une lumière écla­tante et imma­culée où tout reste à créer et à réin­venter ; des infinis de beautés aux cou­leurs à la fois vives et pas­tel­li­sées.

Ici et là j’avance sous le poids duve­teux des nuages plus étin­ce­lants que les neiges de mon enfance perdue et retrouvée a coups de jambes et de bras angé­liques du haut de ces mon­ta­gnes pata­go­niques. Je me laisse porter par un soleil au zénith ou par la légè­reté des ciels les plus com­plexes et les plus sim­ples à jamais créés, à jamais réin­ventés, à jamais éphé­mères, extraor­di­nai­re­ment éphé­mères et à jamais gravés dans ma mémoire. Mais le présent est long et le passé court. Je ne me sou­viens pas du féminin muet ajouté ni de toutes ces règles qui nous concisent dans le trou noir d’une mémoire oubliée.

Ici et là il n’y a que les alba­tros qui pren­nent le temps de m’écouter et de me regarder. Un silence comme unique réponse. Je les admire d’être sereins à jamais dans leur soli­tude beau temps mau­vais temps au milieu d’un soleil glacé dans le qua­ran­tième paral­lèle et des vents endia­blés de l’hémisphère sud. Et je suis seule au milieu de ces oiseaux seuls. J’ai tant de fois cherché à savoir si les alba­tros avaient un cri. Maintes fois j’ai jeté des pierres à notre soli­tude par­tagée ou leur ai vomi des mots bien ficelés au bec pour fina­le­ment com­prendre qu’ils n’en avaient pas, qu’ils n’en avaient tout sim­ple­ment pas besoin car ils étaient seuls à lon­gueur d’année. Et je me sou­viens de ce regard qui me disait « à quoi me ser­vi­rait de crier si je suis seul ». Et je me suis sentie sotte, là, seule au milieu d’un monde aqueux trop grand pour moi.

Je me suis tue et je par­tage désor­mais leur silence. Nous par­ta­geons la même exis­tence en dehors de mots, de phrases, de rai­son­ne­ment ou de rhé­to­rique. Comme eux, je m’élance dans le vide à rem­plir, je flirte avec l’inconnu. Je suis exces­sive et déme­surée et mes paroles libé­rées sont empor­tées par des vagues de huit mètres de haut.

Car ici, au milieu de toute part, il n’y a aucune place pour les dires ou les non-dits.

Car ici, au milieu de l’océan, mes Je ne font qu’un et ont cessé de crier.

Emmanuelle Gallienne, “L’amour existe”

la moitié de l’année

les heures de liberté sont dans la nuit

mais tous les matins

c’est la han­tise du retard


— Maurice Pialat, L’amour existe, 1960 —



On arri­ve­rait et le por­tail s’ouvri­rait à deux bat­tants. L’allée appa­raî­trait blanche sous le halo bril­lant de la lune, invi­sible le tronc des pla­tanes, leurs bran­ches en voûte obscure très haute au dessus de nos têtes. Sur le sol pavé de lueurs les ombres minces, bras secoués en tous sens par le vent, font grandir et dimi­nuer la lumière à toute allure.

On ver­rait passer les soixante-quinze fauves hachés de blanc par la lune trot­tant sou­ple­ment, pas un son, seu­le­ment le vent et le vent. À la file dis­pa­rais­sant dans les buis­sons, les palmes, entre les arbres, sous l’ombre remuée des feuil­lages les silhouettes ocel­lées cli­gno­tent.

On avan­ce­rait sans crainte dans l’allée. Entre les bour­ras­ques – ou bien apporté par elles ? le son de plu­sieurs voix nous par­vien­drait, inter­mit­tent, ce son agi­rait comme un charme, comme un aimant.


Où êtes-vous ?

Ohé


On arri­ve­rait et on serait salués par une femme, une tache blanche bouge au bout de son bras – un cha­peau – la clarté de sa robe sous la lune la fai­sant paraître noire, la démarche tranquille de quelqu’un qui est fami­lier du lieu la dési­gnant comme notre hôtesse.


Allons, quelles nou­velles apportez-vous ?


Avez-vous croisé les bêtes ?
À la nuit elles sont par­tout,
il ne faut pas s’en effrayer.


Nous vivons dans leur enclos.

Et vous ?


– Nous râpons nos paumes contre ces murs depuis des siè­cles, serions-nous tentés de répondre, nous y écorchons nos genoux et lorsque nous nous glis­sons dans les fentes, nous ne trou­vons que le silence et les ténè­bres.


Mais ce n’est pas ce que nous dirions.


– Nous nous pro­me­nions sur la route et nous avons vu de la lumière, le por­tail était ouvert, le parc nous a paru si beau et nous étions las de marcher, nous sommes entrés.

Jean-Baptiste Lagadec, “Plastic Sea”

Camille Pourchet, “La clef du champ”

Siamak Shoara, “Lecture de Sebastián Tobón,
conférencier à B.”

Max Wilkinson, “Calendar Girls”

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